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 Un, deux! Un, deux! Un, deux! Plus que deux cents mètres. Allez, ma vieille! Deux cents mètres, c'est que dalle quand on vient de faire plus de dix kilomètres non-stop. Cent cinquante. Devant moi, les arbres défilent à toute allure, les papillons s'écartent sur mon passage. J'imagine l'air qui s'engouffre dans mes cheveux. Plus que cent. Je peux presque le sentir me fouetter le visage. Plus que quelques pas. Je me concentre, je ne pense plus qu'à mettre un pied devant l'autre. Il faut que je le fasse. Et puis je sens l'air qui se bloque dans mes poumons, le sol se dérobe sous mes pieds. Je continue, mais je sais que c'est inutile, que je n'y arriverai pas.

Et je tombe.

Je m'écroule sur le tapis roulant, qui m'entraîne avec lui, et je pars m’écraser contre l'écran, tandis que les arbres continuent de défiler. Putain d'asthme. Je respire de plus en plus bruyamment, mais enfin, je respire. Les larmes roulent sur mes joues. Une défaite. Encore une. Pourquoi je ne veux pas les croire, les médecins? Ils me l'ont bien dit, pourtant, que j'allais devenir de moins en moins endurante. Alors pourquoi je m'entête à penser que je peux y changer quelque chose? L'espoir. L'espoir de récupérer ce que j'avais. La volonté que rien ne change. Mais rien n'y fera. Et je le sais.

"-Mademoiselle Jones?"

C'est Barry, le directeur de la salle de sport. Je crois qu'il m'aime bien. Dans une autre vie, s'il avait eu des cheveux, s'il avait été riche, cultivé et plus jeune, je l'aurais peut-être épousé. Mais là, non. Il s'approche, et me regarde, l'air inquiet.

"-Vous ne devriez pas vous mettre dans cet état. Vous allez finir par y rester, un de ces jours."

Je me force à lui décrocher un sourire, pour lui montrer que tout va bien. Mais ça ne va pas. Et n'importe quel idiot serait en mesure de s'en rendre compte.

Barry se penche et appuie sur le bouton "OFF". Le tapis roulant s'immobilise, l'écran s'éteint.

Il ne reste plus que moi, qui fait un boucan pas possible en essayant de retrouver ma respiration, et lui. Je passe une main sur mon visage. Il est trempé de larmes et de sueur.

"-Venez, je vous offre quelque chose à boire."

J'attrape la main qu'on me tend sans réfléchir, et je suis Barry au fond de la salle, en direction du bar. Je grimpe sur un tabouret et le regarde s'affairer de l'autre côté du comptoir.

"-Coca?"

J'acquiesce d'un signe de tête. J'aime pas le Coca. C'est trop sucré et ça a le goût de rien. Mais je vais pas faire ma chieuse. Va pour un Coca.

"-Le chômage a encore augmenté. J'ai entendu ça à la radio, ce matin."

Je ne réponds pas. Je tripote ma paille. Les gens détestent le silence. Ils se sentent toujours obligés de dire quelque chose. Même si c'est naze ou sans importance. C'est comme ça. Le silence les met mal à l'aise. Moi, j'aime bien.

"-Quelle galère, quand même."

Manifestement, ce n'est pas le cas de Barry.

Je sens son regard. Ses yeux sombres me supplient de dire quelque chose. N'importe quoi, mais quelque chose. Histoire de rompre ce silence. Ce terrible silence.

"-Vous allez vous faire virer?"

C'est tout ce que j'ai trouvé à dire.

"-Comment le savez-vous?"

Merde.

"-Je ne le savais pas. Je..."

Je suis crevée. Je n'ai pas envie de parler, et je sais que si je ne fais rien, Barry va se mettre à me déballer sa vie, son boulot qui fout le camp, sa femme qui lui a collé un procès au cul pour la pension alimentaire des enfants, sa mère qui est rongée par le cancer, et blablabla. C'est triste, mais je n'ai vraiment pas envie d'entendre tout ça.

Je bois une gorgée de Coca – dégueulasse - et je descends de mon tabouret.

"-Je... je suis sûre que ça va s'arranger, Barry. Y a des moments comme ça, on a l'impression qu'on s'en sortira jamais, mais tout finit toujours par s'arranger. Vous verrez."

J'esquisse un sourire et je tourne les talons vers les vestiaires. Génial, le soutien moral. Tout de suite, là, il doit se sentir vachement mieux.

L'eau chaude me brûle la peau. Elle ruisselle sur mes paupières.

Enroulée dans une serviette de bain, je m'assois sur le banc un instant. Ma respiration est toujours saccadée. C'est Barry qui a raison, un jour je vais y rester. Tant mieux. Tant pis.


***


Dehors, il fait chaud. Je remonte Oxford Street en jetant un coup d'oeil aux vitrines. C'est bientôt Noël, et, comme chaque année, j'ai pour projet de trouver une idée "originale". Mais je sais que le 24, je me retrouverai chez Harrods, avec tous les autres blaireaux, pour acheter une cravate pour Papa, et un sac à main pour Maman. La surprise, c'est la couleur de la cravate et le nombre de poches à l'intérieur du sac.

Le soleil tape sur mes épaules. Je suis certaine qu'on peut déjà voir s'y former un coup de soleil. C'est de ma faute, j'aurais dû penser à prendre la crème solaire. Tant pis, je serai cloquée pendant une semaine, et la prochaine fois je prendrai le tube de crème. Peut-être. Parce que c'est loin d'être la première fois que ça m'arrive.

Enfin, je pousse la lourde porte d'entrée de mon immeuble et je gravis les marches des escaliers quatre à quatre. Vite, vite, les clefs. Un tour, deux tours. Clac, clac. Et me voilà au frais. Les gens sont de mauvaise foi. En fermant les volets, on arrive à garder l'appartement à peu près frais. Ca ne vaut pas la clim, évidemment, mais enfin, c'est supportable.

Je jette mon sac de sport sur le canapé, et je me laisse tomber à côté. Je respire normalement. Enfin.

Je n'ai qu'une envie, c'est de rester comme ça, sans bouger, pendant une éternité. Si seulement il n'y avait pas cette saloperie d'article à boucler. Ou plutôt à commencer, dans un premier temps. Après, je pourrai le boucler.

"-Vous êtes la meilleure. Les gens ont confiance en vous. Ils croient ce que vous écrivez. Je sais qu'avec vous, les Tories peuvent aller se rhabiller."

S'il le sait, tant mieux pour lui. Moi, j'en suis nettement moins convaincue.

Ohé! Tu débloques, là! Le Premier Ministre lui-même place sa confiance en toi en te chargeant d'écrire un article qui va être publié par le Times et lu par la ville entière, et toi, tu préfères végéter sur ton canapé? Qu'est-ce qui cloche chez toi?

Ok, let's go! Je me lève d'un bond, j'allume mon ordinateur portable, j'enfile mon vieux tee-shirt des Simpson et je me sers un verre d'eau. Je le vide d'une traite. Je transpire déjà, mais non, je n'allumerai pas la clim. J'ouvre le traitement de texte, double-clic, et la voilà. Ma meilleure copine : la page blanche! Il est 19h30. Moins de cinq heures pour pondre l'Article avec un grand A. Celui qui va assurer la réélection du parti travailliste. Sacré Preston! Evidemment, que son parti va rester au pouvoir. Avec ou sans article. Preston Bawles est le Premier Ministre, le type qui dirige le Royaume-Uni tout entier, mais il n'est même pas fichu de s'en rendre compte! Tout ce qu'il faut, c'est un bon titre. Après, la suite, c'est du détail. Quand les gens ouvrent le journal, ils regardent la photo et le titre, trois mots dans la colonne de gauche, quatre dans celle de droite, celle du milieu, même pas ils la calculent, le nom de l'auteur, vite fait, histoire de savoir si oui ou non, c'est une source sûre, et après, les voilà qui se sentent obligés de donner leur avis. Personne ne leur a rien demandé, d'ailleurs, tout le monde s'en fout de ce qu'ils pensent, mais ils sont là, à vous brailler dans les oreilles, à refaire le monde. Ils savent tout, ils ont toutes les solutions, ce sont des génies : c'est à se demander pourquoi ils restent le cul vissé sur leurs chaises et qu'ils ne créent pas leur propre parti!

Le curseur n'en finit pas de clignoter, et moi, j'ai toujours pas de titre. Le Labour, moins de promesses, plus de résultats. Ca tient la route. Ca démonte le discours de l'opposition, mais pas ouvertement, et ça met la population en confiance.

 


 

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