Commentaires

Mail


 

 Ils savent que nous, on va leur dire la vérité, alors qu'ils feraient mieux de se méfier des autres. Au-dessus, ou à côté, on colle la photo de Bawles en train de serrer la main à une mamie écossaise. Quel homme, ce Preston! C'est qu'il est prêt à tout, pour être plus proche de son peuple! Et voilà, tout le monde est content. Après, il suffit de faire trois cents mots, en plaçant "bonheur", "solutions durables", "confiance" autour de "Preston Bawles", et "mensonges", "malheur" et "inévitables problèmes" le plus près de "Tories". Un jeu d'enfant. John Wood, le rédacteur en chef du Times, en bavera d'admiration. S'il savait, le pauvre. S'il savait que même ses gamins pourraient faire la même chose. Mais heureusement, il ne le sait pas, et il ne voit pas la moindre objection à remplir généreusement mon compte en banque à chaque nouvel article que je lui sers. Je l'a-do-re. Lui aussi, j'aurais pu l'épouser, s'il avait pas été aussi con. Mais sa femme est déjà tombée dans le panneau. Trois heures et deux litres d'Evian plus tard, j'ai bouclé mon article. Je suis à ramasser à la petite cuillère et je m’étonne de mon pouvoir sur les mots. Je les prends, je les range, je les supprime, je les reprends. Ils sont sages et m'obéissent même si je les tourne en ridicule, même si au final, ils ne veulent rien dire du tout. Ils m'écoutent et ils ne font pas chier.

J'envoie mon fichier à Wood. Message reçu. Démarrer, arrêter. Bonne nuit, à demain. J'émets un bâillement sonore, mais il n'y a personne d'autre que moi pour l'entendre.

Devant la glace de la salle de bain, je me brosse machinalement les dents. Le dentifrice mousse, il déborde. Très gracieux. Et alors? Je peux bien me tartiner la tronche de dentifrice, personne ne le saura! Je passe de l'eau sur mon visage. En face, le miroir me renvoie l'image d'une fille de vingt-huit ans. Sans maquillage, elle a l'air fatigué. Avec du maquillage, elle a toujours l'air fatigué, mais au moins, on voit qu'elle a fait des efforts pour essayer de le cacher. Même si ça marche pas. Ses sourcils sont mal épilés et ses lèvres gercées. Ses cheveux courts sont en bataille, un brush serait de circonstance. Bart Simpson me tire la langue. Je l'emmerde.

Inerte, je suis étendue sur mon lit. Je transpire déjà. Penser à autre chose. Mais c'est impossible. Je suis fatiguée mais j'étouffe de chaleur. Je ferme les yeux et je m'envole.

Je m'envole vers une petite maison. Elle est perdue au milieu des prés, incrustée dans le flanc d'une montagne. Le toit est complètement défoncé, il manque des tuiles mais c'est pas grave, c'est l'été et il fait beau, alors on verra ça plus tard. Les brins d'herbes dansent au gré du vent. On entend les poules caqueter, les cloches des chèvres rythment le chant des oiseaux. Le vent est frais, malgré le mois d'août. Il y a des fleurs, de toutes les couleurs. Les jaunes sont des coucous ou des boutons d'or, les rouges des coquelicots, les roses je sais plus. Leur parfum vient me chatouiller les narines et c'est délicieux. Mais tout ça, je ne le connaîtrai jamais. Je ne pourrai jamais que l'imaginer. Faire des roulades dans l'herbe, tremper les pieds dans la rivière glacée, essayer de la traverser en marchant sur les rochers et finir par tomber dedans, faire des bouquets de fleurs... Je crois que je suis en train de m'endormir.


***


Bip-bip, bip-bip. 6h35, l'heure de se réveiller. En plus, j'ai le brush à faire. Si je veux avoir une chance de mettre mon nez dehors avant le lever du soleil, je ferais mieux de m'activer.

7h20. Les premières lueurs du jour commencent à apparaître, mais il fait encore sombre. Mon sac dans une main, ma veste dans l'autre, je déambule dans les rues londoniennes en direction de la station de métro. Le Tube est déjà bondé, même à cette heure matinale du jour. Depuis qu'ils l'ont refait, il y a encore plus de gens qu'avant. Je sors à Westminster, direction Downing Street. Preston m'a invitée à prendre le petit déjeuner pour discuter de l'article. En sortant du métro, j'achète un exemplaire du Times. Tout y est : la photo, le titre en gras, et les trois cents mots de conneries, répartis sur trois colonnes.

"Bonjour, Mademoiselle Jones."

Je salue l'officier de police dont j'ai oublié le nom. Peut-être que j'aurais pu l'épouser... Non. Non, j'aurais pas pu. Même dans une autre vie. Je me tourne et écarte mes cheveux pour découvrir ma nuque. L'officier approche son appareil. Il fait ce qu'il a à faire, je n'ai jamais vraiment compris quoi, exactement. Il se connecte sur mon IMP, histoire de vérifier que je suis bien moi et pas une autre.

"-C'est bon, vous pouvez passer. Monsieur le Premier Ministre vous attend."

Je gravis les marches du perron. Je salue Suzie, je commence à bien la connaître. Mes talons claquent sur le sol. J'ai l'impression d'être quelqu'un d'important. Mais je suis quelqu'un d'important! Le Premier Ministre lui-même compte sur moi.

Je jette un coup d'oeil dans le miroir sur ma droite, replace une mèche de cheveux derrière mes oreilles et me décide enfin à frapper.

"-Tallulah, je vous attendais. Entrez, je vous en prie."

J'obéis. Il a l'air content et le Times est ouvert à la deuxième page sur son bureau. Il a lu l'article et il l'a apprécié! Soit quelqu'un l'a réécrit pendant mon sommeil, soit Bawles est le type le plus indulgent que je connaisse!

"-Sans sucre avec un nuage de lait, c'est bien ça?"

Le Premier Ministre sait comment j'aime mon café. Ca, ça veut vraiment dire quelque chose!

"-Oui, merci."

J'attrape la tasse qu'il me tend. Je bois une gorgée et me brûle la langue.

"-Votre article est... Les mots me manquent. Il va faire l'effet d'une bombe. Morton et les Tories ont perdu d'avance! J'espère que Wood vous rémunère à juste titre."

Je prends mon air faussement modeste. Quelle idiote! C'était l'occasion ou jamais d'avoir une augmentation!

"-Je compte sur votre présence demain, à la conférence de presse. Ce sera le coup de grâce pour Morton. Si vous pouviez me faire passer votre liste de questions avant vingt heures, ce serait parfait. Je vous ferai réserver une place au premier rang, la place d'honneur. J'ai pensé que vous pourriez interroger Morton sur ses projets concernant le chômage et l'immigration. Ce crétin ne connaît même pas ces mots. Après, vous me posez la même question, et je l'achève."

Je souris pour lui faire plaisir. Pour moi, ils sont pareils. L'un ou l'autre, c'est la même chose. C'est juste le nom qui change, le symbole. Un chêne à la place d'une rose. Rien de plus. Ils veulent qu'on leur serve le café. Ils veulent la voiture ministérielle. Ils veulent que John Doe les salue tous les matins. Le pouvoir. Voilà, ce qu'ils veulent. Le pays, ils en ont rien à cirer. Ils veulent le pouvoir, et le fric. C'est le propre de l'homme, paraît-il. Moi, le pouvoir, je m'en fous pas mal. Par contre, c'est vrai que le fric... Ca intéresse tout le monde, ça.

Je prends congé du Premier Ministre. J'ai toute une journée pour établir une liste de questions. Ca devrait laisser du temps pour faire autre chose. Il est 9h30, le soleil commence à pointer derrière Big Ben. Je remonte Whitehall jusqu'à Regent Street. J'ai le temps de flâner un peu dans les magasins avant midi. Ils avaient vu juste à la météo. On ne voit pas à deux mètres devant soi. C'est plus le fog, à ce stade! Bientôt, il va falloir y aller à tâtons! Faut pas se demander pourquoi tout le monde fait des crises d'asthme. Ca devient irrespirable. Je rentre dans un Starbucks et commande un café à la vanille avec de la mousse de lait. Je rajoute de la cannelle et du cacao en poudre. J'adore faire de nouvelles expériences culinaires aux Starbucks. Je prends mon temps. Je m'attaque d'abord à la mousse, armée d'une petite cuillère, avant de boire le café. Le Premier Ministre ne sait pas ce qu'il perd! Rien ne vaut un Starbucks coffee. De retour dehors, j'ai encore le goût sucré du café sous la langue et le souffle glacé de la clim dans le dos. Mais ça ne dure pas longtemps. La nouvelle collection d'hiver n'est pas géniale, mais c'est toujours mieux que celle de l'année dernière. A 11h30, je pousse la porte de mon immeuble. Encore quelques minutes, et j'aurais fini par fondre! C'est en pensant à Preston Bawles et aux questions que je devrai lui poser demain que je monte les escaliers.

 


 Page Précédente

2

Page Suivante